HISTOIRE

Vingt Ans Après

Bernar peut se dire, parfois, que ces lieux l’attendaient. Il cherchait « un hangar ». Il allait trouver ici, mieux qu’à Paris ou à New York, « [sa] vraie maison » – l’espace qui, le jour venu, accueillerait sa fondation.
La propriété des Serres, quand l’artiste décide de l’acquérir, en 1989, a déjà eu plusieurs vies. Elle s’est organisée autour d’un « barrage », puis d’un moulin, qu’un certain Panescorce a construit en 1737 sur la rive gauche de la Nartuby, à moins de deux kilomètres au nord du village du Muy dans l’arrière-pays varois. Du seigneur local, Panescorce a obtenu le privilège d’exploiter « le nombre de scies qu’il lui plairait ». Nous sommes au début du règne de Louis XV, et la scierie va fonctionner jusqu’à la veille de la Première guerre mondiale.

[…] Les Serres forment un hameau qui, aujourd’hui encore, semble ne pas appartenir à son siècle. Au moulin de Panescorce, se sont adjoints, sans doute dans le derniers tiers du XIXe siècle, une élégante bastide, des granges, un bâtiment aux curieuses fenêtres en ogive, « la minoterie ».
On accède au hameau par un petit pont en dos d’âne qui, en dépit du nom qu’on lui donne, n’a rien de « romain ». Il a été bâti en 1829 après que les terribles crues de 1803 avaient emporté un ouvrage situé en amont.
La quiétude des Serres est absolue. Ni la voie rapide, proche pourtant ; ni la rumeur du monde ne la troublent. On n’y entend que la rivière, qui tantôt murmure et tantôt gronde et l’appel strident des cygnes noirs que Bernar et Diane ont installés dans un bassin.

Le moulin est depuis longtemps silencieux. Deux siècles durant, jusqu’à la veille de la Grande Guerre, le hameau avait résonné du sifflement métallique des scies, du choc sec des planches qu’on débite et de ces « bruits de navire » que font entendre les roues des moulins à farine. Qu’elle existât dès avant Panescorce, qu’elle fût créée ou développée par lui ou ses successeurs, une activité de meunerie est attestée aux Serres au moins depuis le milieu du XIXe siècle.

On en trouve la trace dans un document à l’en-tête de « Louis Philippe, roi des Français », daté du 14 novembre 1844, un siècle tout juste après que Panescorce a obtenu le droit d’installer sa scierie. Un « sieur Bouis », y est présenté comme propriétaire « des usines […] sur une dérivation de la Nartuby […] lesquelles se composent de scieries à bois et d’un moulin à blé ».

[…] Le Moulin, la scierie, sont à l’abandon depuis près de deux décennies. Les cartes postales des années 1910-1920 montrent des bâtiments à demi ruinés, des toitures défoncées, les berges de la rivière étouffées par les broussailles. Seule, une haute cheminée de brique, qui sera démolie au début des années soixante, témoigne du passé industriel du hameau.

[…] Les Serres sont désormais démembrés. Le château changera à nouveau de propriétaire en 1952, passant à une famille de médecins d’origine lyonnaise, les Curtillet, qui l’occupent toujours et dont l’un des membres fut le premier doyen, de 1910 à 1922, de la faculté de médecine d’Alger. Quant au Moulin, une Société civile immobilière l’a acquis, en a financé la restauration grâce aux « réparations des dommages de guerre » et va le revendre, le 3 janvier 1957, à « Monsieur Marcel Luc Amédée Paulvé, directeur de société » – l’homme qui, dans quelques années, va bouleverser la vie du hameau des Serres.

En 1957, Marcel Paulvé a cinquante ans. Onze ans plus tôt, à Champagne-sur-Oise, en région parisienne, il a créé la S.E.P.P., Société d’Exploitation des Procédés Paulvé (SEPP), qui fabrique des systèmes de contrôle d’aiguillage destinés aux Chemins de fer.
[…] L’industriel avait mis au point le dispositif qui allait assurer sa fortune : le « Contrôleur d’aiguille Paulvé », toujours en usage sur le réseau ferré, et dont l’usine des Serres, dès son démarrage, produira plus de 1 000 exemplaires par mois. Simple dans sa conception, délicat dans sa mise en œuvre, le « contrôleur » est un dispositif qui, sur un aiguillage, permet de s’assurer du bon placement de la lame contre le rail, et transmet cette information vers le poste d’aiguillage par le biais d’un circuit électromécanique.
Pour le fabriquer au rythme auquel la SNCF, mais également les chemins de fer étrangers, le lui commandent, Paulvé va renouer avec la tradition industrielle des Serres. Dans les pièces basses du Moulin où la fabrication avait commencé, la S.E.P.P. se trouve vite à l’étroit. Il faut construire des locaux adaptés, vastes, lumineux, accessibles aux engins de manutention : ce sera « l’usine », édifiées sur un champ de vignes mitoyen, un long bâtiment de 1 800 mètres carrés qui abritera pendant vingt ans l’activité de la société.

Paulvé est un homme aux multiples talents, un industriel autant qu’un « inventeur ». Depuis la fin de la guerre, il n’a cessé de déposer des brevets dans des domaines aussi divers que les chemins de fer – son « détecteur électromécanique de circulation ferroviaire » équipera des milliers de passages à niveau en France et à l’étranger –, les armes à feu, les broyeurs de broussaille, voire l’embossage de médailles pieuses.
[…] Mais sa vraie passion, qui l’a conduit à quitter Champagne-sur-Oise pour l’arrière-pays varois, c’est ce qu’on appelle encore, au tournant des années soixante, la « protection de la nature ».
Le moulin des Serres et son usine, seront la vitrine de cet engagement, la démonstration que l’activité industrielle et le respect de l’environnement peuvent aller de pair. Si l’industriel a dû raser un champ de vigne pour édifier « l’usine », il l’a aussitôt, écrivent les journaux, replanté « d’une forêt de cyprès, d’oliviers, de mûriers, de bouleaux, de saules harmonieusement disposés. » Au Moulin, qu’il a « restauré dans son cachet primitif », comme dans les locaux industriels qu’il a construits, il a « aménagé des plateaux bactériens pour le traitement des eaux usées, afin de ne rejeter à la rivière qu’une eau parfaitement filtrée » – Paulvé aura toujours de nombreux amis dans la presse locale et nationale, qui l’accompagneront, et le défendront au besoin, tout au long des vingt années que durera son aventure varoise.

Au mois de septembre 1962, un an après son installation, l’industriel a entamé les démarches qui conduiront au classement du site des Serres. Il a écrit au maire du Muy, sollicitant son « avis favorable » et le priant de transmettre son courrier à la Commission des sites du département :

« Nous nous sommes efforcés de redonner vie à ce moulin des Serres, et conserver à ce site toute sa splendeur, l’enjoliver au possible par de nouvelles plantations, élaguer les vieux arbres, afin que du vieux pont, œuvre d’art de nos anciens, les visiteurs puissent admirer comme toile de fond de ce décor merveilleux, l’écume blanche de deux magnifiques cascades qui, l’an prochain, seront visibles de nuit par l’installation de projecteurs. Il nous serait pénible de penser qu’un jour, ce coin de Provence puisse disparaître

HISTOIRE
Photo : Jerome Cavaliere, ©Bernar Venet, ADAGP Paris, 2024

L’instruction du dossier prendra un peu plus de trois ans et le 15 avril 1966, un arrêté du ministre d’État chargé des Affaires Culturelles classera les Serres « parmi les sites pittoresques » du département. Une semaine plus tard, dans un article dithyrambique, le quotidien Nice-Matin saluera « l’homme qui, se rendant acquéreur il y a quelques années de ruines mangées par les ronces, sut faire ressurgir les fastes d’antan […] utilisant à fond les raffinements de la science asservis à la cause de l’art et de la vérité. »
Les Serres, dès lors, vont s’inscrire dans un « circuit pédagogique » que fréquenteront les associations, les clubs, les classes des lycées et collèges. « M. Paulvé, avec beaucoup d’amabilité, nous a fait les honneurs de son domaine, rapporte le bulletin de la Société des Sciences Naturelles et d’Archéologie de Toulon et du Var dans son numéro de juillet-août 1966. Ici, l’homme et la nature ont conjugué leurs efforts pour réaliser une manière de chef d’œuvre où l’utile et le beau coexistent harmonieusement. » « Usine et protection de la nature ne sont pas incompatibles, titre Le Provençal le 26 mars 1971, les élèves du lycée de Lorgues en ont eu l’exemple chez M. Paulvé, au Muy. »

[…] Paulvé est alors installé depuis plus de dix ans aux Serres. La S.E.P.P. compte plus de 40 employés.
Aux Serres cependant, Paulvé ne s’est pas fait que des amis. L’industriel et son usine partiront, mais pas avant 1982. Et pas très loin des Serres. Un terrain de 13 hectares, acquis dès 1974 dans le village voisin de La Motte, accueillera ses deux sociétés, passées entre temps sous le contrôle d’un groupe international.

[…] Sur le hameau, le silence est retombé. On a fermé les ateliers, déménagé une partie des machines. Marcel Paulvé est parti s’installer à Cannes et le moulin, la coque vide de l’usine, le parc, sont mis en vente. Seuls, deux de ses anciens employés, Laszlo et Marika Szalaï, demeurent sur place, chargés d’accueillir les acheteurs potentiels.

Celui qui se présente à la porte des Serres, un jour de l’automne 1988, s’appelle Francis Venet. Il vient de prendre sa retraite et son « petit frère » Bernar l’a chargé d’une mission : trouver une propriété où il pourrait séjourner l’été, et entreposer de manière permanente ses œuvres ainsi qu’une partie de sa collection d’art contemporain.
Entre la Côte d’Azur et les contreforts des Alpes, Francis Venet visitera plus de vingt propriétés. Une dizaine lui paraîtront suffisamment intéressantes pour accueillir le projet de Bernar, qui, les visitant à son tour, les notera soigneusement « sur dix », comme un maître d’école. Aux Serres, sans hésitation, il accorde un « 9 », parce que « c’était un peu cher » et parce que la perfection n’existe pas.

Cinq années d’abandon ont laissé des traces. Le moulin, restauré en style « rustico-Renaissance » – en 1959, Jean Marais est venu y tourner une scène du film « Le Bossu » – est à peine habitable, l’usine est encore encombrée de pièces détachées, de câbles et de tuyauteries. Si Bernar n’est que modérément séduit par la bâtisse « sombre et vieillotte », la découverte de l’usine va lui causer un « choc » : cet espace immense, ce plafond exceptionnellement haut, ces verrières qui laissent entrer la lumière du jour, ce sol renforcé conçu pour supporter les machines les plus lourdes, c’est exactement ce que cherche l’artiste. Pour l’heure certes, il ne s’agit que d’un « potentiel », d’une promesse que « le temps et le travail » permettront de réaliser.
L’acte de vente sera signé le 20 juin 1989, et, presque aussitôt, d’importants travaux d’aménagement seront entrepris. Du blanc d’abord, partout, au Moulin comme à l’usine ; un mobilier d’acier découpé au chalumeau que Bernar crée tout spécialement et qui contraste de manière spectaculaire avec les boiseries sombres du Moulin. Diane, de son côté, tempère les exigences par trop « minimalistes » de son époux – l’âme des Serres devra beaucoup à la sûreté de son goût. On plante des arbres, plus de 400, pour faire écrin, et écran… plus tard, on édifiera un bâtiment à vocation de galerie, dessiné par deux jeunes architectes, Charles Berthier et David Llamata, et l’on jettera entre les deux rives de la Nartuby un « pont » de 22 mètres de long, structure d’acier Corten percé de « trous aléatoires ».

1989-2009 – le « potentiel » s’est réalisé, même si l’artiste récuse « l’état stable », qu’il apparente à la mort ; même si l’histoire, ici, ne fait que commencer.
Le Moulin, l’usine, la rivière elle-même, qui alimente à nouveau la turbine du générateur électrique, sont redevenus des outils de travail. Les Serres l’ont dit à l’artiste quand, il y a vingt ans, Laszlo et Marika lui ont ouvert pour la première fois la porte de l’usine : Ces lieux ne sont pas une villégiature.
« J’aime bien utiliser ce terme : ‘l’usine’ », dit Bernar. « Usine » est un mot qu’il a toujours entendu – c’est « à l’usine » qu’ont toujours travaillé ses parents, ses frères, ses amis d’enfance, ses voisins de Saint-Auban-sur-Durance. C’est « à l’usine » que le garçonnet chétif, émerveillé par Rembrandt, Cézanne, Paul Klee, était destiné.
Celle du Muy n’est pas celle de Saint-Auban. Mais elle ne lui est pas totalement étrangère. Sur les rives de la Nartuby, comme sur celles de la Durance, des hommes ont pesé de leur force, de leur énergie créatrice, pour imposer leur volonté à la matière. Ce qui a parlé à Bernar, ici, c’est le labeur patient et obstiné des hommes – qu’ils soient artistes ou qu’ils soient ouvriers.

Robert Arnoux

Extrait de « Vingt ans après », de Robert Arnoux, publié dans Robert Arnoux,
Bernar Venet: L’expérience du Muy, Somogy, Paris, France, 2009, pp. 14-29.

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