STEFAN BRÜGGEMANN: INSIDE OUT

Sous le commissariat de Jérôme Sans
 

À l’occasion du 10e anniversaire de la Venet Foundation, Stefan Brüggemann présente sa deuxième exposition monographique en France, Inside Out. Pour cette intervention in situ, l’artiste utilise audacieusement l’espace de la galerie d’exposition (Le Muy, Var) comme une sculpture, peignant à la bombe des mots sur les fenêtres, les murs de verre et les plafonds, tout en créant de nouvelles entrées et sorties énigmatiques par le biais de sculptures de portes minimalistes en acier inoxydable. Connu pour son travail qui confronte des univers paradoxaux tels que le graffiti, l’esthétique minimaliste et conceptuelle, déroulant ainsi un vocabulaire unique de « minimalisme punk », Stefan Brüggemann s’intéresse au langage et aux « mots qui deviennent des images », remettant en question l’idée du transfert ou de l’image de l’information. Ses « images-signes » réactivent la mémoire d’un événement, créant des espaces et des expériences imaginaires pour le public. Le plus souvent tirés de journaux ou de titres de films, les textes de ses œuvres sont aussi parfois barrés, superposés, croisant la matérialité du texte avec la plasticité du langage artistique lui-même.

 

Pour cette exposition, Stefan Brüggemann répond à l’histoire, à la tradition et aux références de la Venet Foundation, qui abrite l’importante collection d’art conceptuel et minimal de Diane et Bernar Venet. Dans l’esprit des célèbres pigments bleus d’Yves Klein qui recouvraient les sols de la galerie en 2018, l’artiste mexicain propose sa propre intervention radicale, en peignant pour la première fois directement sur les vitres, dirigeant ainsi le regard du spectateur vers l’extérieur. Remettant en cause la tradition du « white cube », il inverse la position de l’exposition habituellement conçue pour être vue et vécue dans l’enceinte de ses murs. Son geste audacieux semble jouer subtilement et ironiquement avec la tradition classique ancrée dans l’histoire de l’art qui voyait la peinture comme une métaphore de la fenêtre du monde.

 

Tout en étant formellement lié au minimalisme, avec ses sculptures en acier inoxydable qui font référence à Donald Judd, Robert Morris et à d’autres artistes de ce mouvement et de cette génération, le travail de Stefan Brüggemann soulève conceptuellement d’autres questions en s’éloignant de la tradition minimaliste qui consiste à faire de l’art pour l’art. Il se concentre plutôt sur la vie, le politique, le social, l’existentiel. Son travail, comme il l’affirme lui-même, « crée un doute sur l’humanité » et réfléchit sur la société ultracontemporaine, frénétique et accélérée d’aujourd’hui, où la frontière entre la réalité et la fiction, les faits et la spéculation, l’information et le sensationnalisme, devient de plus en plus floue.

 

Faisant partie de sa série iconique series « Headlines and Last Line in the Movies (Inside Out) », initiée en 2010, son intervention à la Venet Foundation utilise des titres de journaux actuels et des dernières lignes de films dramatiques, qu’il peint à la bombe et mélange de manière désordonnée. Ces phrases, mises à jour à chaque fois que la série est produite, envahissent tout l’espace, jusqu’aux fenêtres du plafond, comme si elles érigeaient la nouvelle cathédrale de l’ère post-numérique, où l’information est contagieuse, idolâtrée, vénérée, mais presque illisible face à sa surabondance. Faisant appel à la nouvelle ère du contenu ininterrompu, sa cathédrale de graffitis fait de l’information débordante, illimitée et bruyante, la nouvelle religion de notre époque.

 

Déconstruisant le langage, extrayant le texte de son contexte, son travail apparaît comme une version moderne et accélérée de la technique du cut-up de Brion Gyson et William S. Burrough, qui cherchait à déchirer la surface du langage pour exposer ses mécanismes sous-jacents de pouvoir et de contrôle. Stefan Brüggemann, tout comme les deux artistes de la Beat Generation qui l’ont précédé, explore la manière dont le langage est distribué et les façons dont on s’approprie les mots pour donner un sens au monde. Formant une sorte de cadavre exquis surréaliste, ses textes griffonnés incarnent la surabondance et la proximité anormales, presque absurdes, des médias et des divertissements d’aujourd’hui, transformant l’actualité en notre drame quotidien. En fusionnant des titres de journaux avec des répliques célèbres de films, le travail de Brüggemann résonne particulièrement avec l’ère des « fake news », de l’IA de plus en plus performante et du grand inconnu du vaste océan numérique dans lequel l’information échappe entièrement au contrôle et à la portée de chacun.

 

En saturant l’information, en superposant les mots, à la manière d’un palimpseste, l’artiste fait précisément allusion aux manières de recevoir et de commenter l’information dans une société qui voit de nouveaux contenus produits et diffusés à chaque microseconde. Ce faisant, il explore la manière dont la société est façonnée par les médias, l’information et les films : « Les films façonnent le comportement humain, ils vous disent comment pleurer, comment vous exprimer, comment mener un style de vie réussi ou non, tandis que les médias manipulent la perception de la manière dont le monde s’adapte à ce moment. Et ce sont ces facteurs qui, de manière subliminale, façonnent l’individualisme d’aujourd’hui. » Envahissant la galerie du Muy, ses murs, ses fenêtres, les mots tracés à la hâte semblent rappeler le slogan iconique de William S. Burrough « Le langage est un virus », dont la résonance est plus forte que jamais aujourd’hui, compte tenu de la vitesse à laquelle les mots se propagent avec les outils numériques.

 

Cette série de peintures emblématiques est associée à un autre élément emblématique du vocabulaire de Brüggemann : les portes en acier inoxydable, situées à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Dans l’espace d’exposition, une porte évoque la sortie de secours d’une galerie ou d’un musée. Métaphore d’un autre monde, d’une autre dimension, cette pièce devient aussi ici symbole de mystère, jouant avec l’inconnu de ce qui se cache derrière et l’ambiguïté de son statut d’œuvre d’art. En plaçant simplement cette porte à sa place habituelle et vraisemblable, l’artiste joue avec la notion de ready-made, flirtant avec la frontière entre réalité et fiction. Le matériau et son effet miroir évoquent également la notion de spéculation dans la réalité. Reflétant le spectateur, la porte devient une question existentielle. Selon les mots de l’artiste : « L’œuvre vous rappelle toujours que vous êtes libre mais que vous n’êtes pas libre de vous-même. C’est un piège. »

 

Prolongeant l’espace d’exposition vers l’extérieur, une autre porte est placée de manière énigmatique dans le parc sculptural de la fondation. En tournant, l’œuvre reflète non seulement le spectateur mais aussi le monde qui l’entoure : le ciel, les couleurs, l’environnement changent constamment au rythme de la rotation de la porte, faisant allusion au rythme effréné du monde d’aujourd’hui et à sa fluctuation constante. Clin d’œil à la Porte, 11, rue Larrey de Duchamp, une porte qui est toujours à la fois ouverte et fermée, cette œuvre flotte entre deux espaces, incarnant une situation ironique et existentielle : « l’idée est que lorsque l’on ferme la porte, on ne sait jamais si l’on est dehors ou dedans ». Stefan Brüggemann semble dire que même si une transition se produit, le résultat est le même, comme s’il déclarait un état absurde d’immobilité au sein d’un mouvement continu, remettant en question la notion même de progrès moderne.

 

Pour conclure, « Inside Out » crée un chemin autour de la Venet Foundation, avec des mots peints à la bombe de manière agressive et rapide, dispersés dans l’espace comme des cris silencieux, et des portes comme des passages imaginaires vers l’intérieur de soi. En brouillant les certitudes entre ce qui est réel et ce qui est fictif, en posant des questions existentielles sur la direction que prend l’humanité, Stefan Brüggemann étudie la manière dont on donne un sens au monde, les outils que l’on utilise pour constituer la connaissance et la réalité.

 

Photo : Courtesy Venet Foundation ©2024 Stefan Brüggemann

 

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